A son tour, il s’installe dans sa voiture et pense que Paule est sans aucun doute un exemple qu’envie Françoise. Pour lui, elle est toujours aussi rousse, avec les mêmes tâches de rousseur sur chacune des joues, qu’elle n’arrive pas complètement à effacer, avec le fond de teint. Toujours élégante et féminine jusqu’au bout des ongles, dans le moindre de ses gestes, dans le son de sa voix.

camouflageIl se réjouit déjà d’aller jeudi à sa rencontre… Peut-être pourraient-ils ?… Oui peut-être ? La dernière fois qu’il avait invité Paule, elle séjournait chez sa fille à Montpellier. Cela remontait à un peu plus de deux ans, quand par hasard il l’avait rencontrée à la terrasse du Café Riche, sur la place de la Comédie. Ils avaient décidé de dîner ensemble, mais elle accompagnait le soir même sa fille à la maternité, et devenait grand-mère.

Trente cinq ans après pourquoi pas ?

Parfois on lit ça dans les romans. Ils venaient de se quitter avec de grands sourires sur les lèvres et avec au fond de leurs yeux de grandes promesses.

Pour Marc, toutes plus folles les unes que les autres. Pourtant, lui, l’impatient avait enfin appris qu’avec les femmes il ne fallait pas trop se précipiter, et qu’il valait mieux laisser à l’imagination faire son travail. Le rêve est un des meilleurs compagnons de l’amour. Il met l’eau à la bouche et prépare la couche.

Ah ! revenir à ses premiers émois de gamin, quand il lui arrivait de déchirer dans les magazines des photos de starlettes aux poitrines généreuses et de les admirer dans les chiottes, où il leur faisait l’amour. Il les embrassait comme un fou, à pleine bouche, tout en gardant un sale petit goût amer d’encre d’imprimerie sur le bout de la langue. Il faisait cela, avec une telle vigueur que bien souvent venait se mêler au plaisir une pointe de douleur, et la peur de devenir sourd !

Avec Anne sa sœur, au temps de leur adolescence, agenouillés et nus, ils caressaient le corps de Paule avec beaucoup de douceur, quand ils jouaient au docteur.

Ils l’effleuraient du bout des doigts, de peur de la réveiller. Paule ne dormait pas. Mais ils agissaient tout comme. Sans doute pour mieux voler l’image de son corps, en prendre les mesures et les volumes, en décalquer les courbes, en deviner les ombres. S’en rassasier, avant d’en jouir à leur aise, dans un coin de leurs têtes. Bloquer le temps, dans l’instant privilégié qui est celui d’avant l’amour, celui de la découverte de la chaleur de l’autre, celui des sens écorchés suspendus à tous les lambeaux de rêves réunis. Pour la fête ! Le temps de la petite mort, qui fait du cœur une boule incandescente, juste avant que ne brûle le ventre. Retenir le plaisir. Deviner le désir de l’autre. Attendre pour y répondre. Prendre. Donner. Susciter. Agacer. Attendre. Oui, oui, attendre encore pour mieux seprécipiter et se perdre… Désormais, à quoi cela pourrait bien les avancer tous deux de frotter aujourd’hui leur peau de presque sexagénaires ? Il vaudrait peut-être mieux qu’ils restent habillés afin d’échapper aux réalités du temps ?

A une éventuelle partie de jambes en l’air avec son amie d’enfance, il devait bien s’avouer d’avoir une préférence pour une professionnelle qui soit plus à l’affût de billets de banque que de plaisir partagé. Elle au moins connaissait les gestes, savait jouer la comédie, mettre en route un processus qui vous conduisait, par étapes, au plaisir. Le vôtre uniquement, sans passer par les fantasmes de l’adolescence et les souvenirs de lecture.

Il devait bien s’avouer qu’il lui arrivait de partir à la chasse sur l’écran de son ordinateur aux films X, dont il connaissait le scénario : léchage, pelotage, sucette, baisage, re-sucette et sperme. Il préférait certains sites plus chics que d’autres où les acteurs étaient plus sophistiqués, les comédiennes plus sensuelles et où l’érotisme prenait le dessus sur la pornographie…

Il se demande si les pensées sensuelles que Paule vient d’éveiller en lui sont bien réelles, car le fait d’avoir joué au docteur avec une demoiselle peut vous entraîner, certes quelques années plus tard, à faire la bête à deux dos, mais la cinquantaine passée, ne vaudrait-il pas mieux en rester aux premiers émois ? Il ne pouvait pas prendre, non plus, le risque d’être en panne de désir.

Ils se connaissaient depuis l’école maternelle.

A l’adolescence, elle avait fait naître ses premiers fantasmes érotiques. Ils avaient flirté et s’étaient embrassés à pleines bouches. Ils s’étaient caressés aussi, sur le siège arrière d’une voiture, de retour au petit matin d’une boîte de nuit, route de Palavas, puis il avait rencontré Françoise, et il y avait eu l’Algérie.

Non, il ne pouvait pas « faire flanelle », selon l’expression qu’employaient souvent les appelés du contingent de retour d’une permission dans les bordels d’Alger. Il allait falloir qu’il se rende chez son copain pharmacien pour obtenir quelques pilules bleues. Il aurait à nouveau droit aux conseils du potard, surtout celui de se contenter d’en prendre que la moitié d’un comprimé, à cause du traitement médical quotidien auquel il était soumis depuis son infarctus.

Ça le fait sourire, mais ça l’emmerde aussi. Il a déjà avalé, et à plusieurs reprises, des comprimés en entier. Et s’il reconnaissait que la poudre chimique du laboratoire avait mis son « Seigneur Zob » au garde-à-vous, il avouait n’avoir rien ressenti dans son cerveau. Son désir chimique avait sûrement affadi son plaisir !

Il accusait la pilule bleue de l’avoir transformé en simple sex-toy pour faire des couilles en or à l’industrie pharmaceutique.

La Clio traverse le pont sur le Tarn et se lance en troisième dans les premiers virages de la montée sur le plateau du Larzac. Après un virage en épingle, il croise trois véhicules militaires, dont un camion de dépannage, précédés d’une Jeep. Ces camions rappellent au sous-lieutenant ceux qui l’avaient transporté lors de certaines opérations dans le bled. Il se revoit assis dans la cabine, près du chauffeur.

Tous phares éteints. Les bâches relevées sur les côtés, les vieux Dodge de l’armée américaine roulaient dans des chemins caillouteux. Ils couinaient de toutes leur lames de ressorts. Dans la cabine, à l’approche d’un virage difficile, le conducteur se battait avec la boîte à vitesse qui gémissait de douleur dans un double débrayage risqué. Il avait fort à faire, car les virages n’en finissaient pas de se succéder.

Calés les uns aux autres, comme des sardines, les hommes avaient la consigne de ne pas parler, et surtout de ne pas allumer de cigarettes. Des anciens leur avaient expliqué avant le départ que les tireurs d’élite ennemis faisaient leur mise au point sur la première flamme de briquet, et tiraient à la seconde ou à la troisième aspiration, laissant le soldat la bouche ouverte, avec une balle dans le buffet et un peu de fumée au bord des lèvres.

Sous le double casque léger et lourd, ils tentaient de s’apercevoir, mais ils n’étaient que des silhouettes d’ombre aux fesses endolories. A qui, à quoi, pensaient-ils ? A tous ceux qu’ils aimaient, et qui les aimaient, sans savoir où ils étaient ? Sans savoir ce qu’ils faisaient ?

La chemise collée à la peau par une sueur acide, l’œil aux aguets, le sous-lieutenant Leroy savait seulement qu’il était au service de la France, et qu’il avait été requis pour maintenir l’ordre. On ne lui demandait pas d’analyser, de comprendre ou de critiquer. Il ne s’était pas engagé dans cette affaire.

On l’avait appelé, et il s’était retrouvé dans les djebels à la chasse à l’homme.

Ce souvenir lui fait à nouveau trembler les mains, tout comme avant les corvées de bois, quand il avait la gorge sèche, et que son cœur cognait jusqu’à en devenir aussi assourdissant que les vagues qui, les jours de tempête, se jettent sur le Cap de Creus. Il avait refusé de participer à l’exécution de quelques hommes de son âge, qui se battaient pour la liberté. Il avait été mis aux arrêts pour insubordination. C’était grave ! Surtout en temps de guerre. Mais en Algérie qui parlait de guerre alors ?

Il n’était question que de pacification et d’événements. Il avait demandé à son capitaine : « Il faudrait savoir qui doit faire respecter la loi ? »

 « La loi ! Quelle loi ? Ici, lieutenant Leroy, la loi, c’est moi ! » avait aboyé son supérieur qui, visiblement, n’en avait rien à secouer des arguments de son jeune officier. Qui plus est, un appelé ! Des arguments qu’il devait considérer comme des jérémiades de boy-scout, ce qui avait entraîné le parachutiste à penser qu’il était chez les fous. Chez les barbares !

Non, ils plaisantaient ! Ils voulaient lui faire une mauvaise blague. Ils voulaient seulement se foutre de sa gueule de « bleu-bite », car la fameuse Préparation militaire ne l’avait pas préparé à encadrer des opérations spéciales destinées à exécuter d’autres hommes prisonniers, sans défense et sans procès, pas plus qu’à cette violence extrême, sœur aînée de la guerre et de toutes les exactions.

Jusque-là, l‘élève officier n’avait tiré que sur des cibles de papier. Seulement voilà, l’armée savait s’y prendre avec les jeunes. Elle les manipulait. Surtout, quand ils n’étaient pas politisés. Ils se devaient de défendre les valeurs de la France. Les meilleures ! Les seules vraies !… Mais pour qui ?

En Afrique du Nord, ils étaient en quelque sorte les nouveaux Croisés débarqués dans le port d’Alger ou parachutés dans le ciel d’Afrique, au-dessus de l’Aurès. Ils défendaient la France. Ils étaient les nouveaux Seigneurs du Moyen Age partis combattre l’Islam, en compagnie du Prince Eric, héros littéraire d’un autre temps, celui de leur adolescence et de la collection « Signe de Piste ». Foutaises ! Ils ne défendaient que les intérêts de certains qui étaient prêts à faire d’eux des cadavres pour sauver leur mandat électoral.

Il lui arrivait ainsi de récapituler parfois, surtout quand il conduisait et qu’il était seul dans sa voiture, de reprendre la chronologie des événements qui, un beau matin, avaient projeté la France dans une guerre départementale : Alger, Oran et Constantine. Une guerre qu’il estimait ridicule, et qui dans les années soixante obligeaient les jeunes hommes à se taper vingt-huit mois de service. Une guerre qui poussait les Français de métropole à voter de Gaulle parce que tout le monde pensait qu’il pouvait arrêter cette guerre stupide, quitte à donner l’indépendance, ou trouver une solution avoisinante à ces trois départements français qui se trouvaient de l’autre côté de la Méditerranée. Les européens d’Algérie : Français, Italiens, Espagnols avaient voté pour que l’Algérie reste française.

Ce divorce provoquait le putsch raté, l’OAS, etc. Sans le savoir, ils combattaient déjà l’Islam, mais défendaient surtout leurs frères colons dont la plupart portaient des noms espagnols ou italiens. Ils étaient blancs. Ils s’étaient mis au service de la France pour coloniser ces terres hostiles et beaucoup n’avaient pas perdu leur temps du côté du porte-monnaie.

Les jeunes Français de vingt ans qui, à cette époque, étaient peu politisés avaient été obligés d’accepter d’aller mourir, au nom de la France colonialiste avec ses préfets, ses maires, ses curés et ses colons, tous considérés comme de grands aventuriers, bons et généreux qui, devant un verre d’anisette, à la terrasse du Café de Paris, face au Café Maure expliquaient que l’Arabe était un frère.

Parfaitement ! Mais un frère inférieur que nous devions aimer comme nous-mêmes, mais que l’Arabe vivait dans son monde, qu’il avait sa culture, ses traditions. Il était solide, sobre, fourbe, fier, dur à la souffrance, paresseux, silencieux, cruel, vindicatif. Il pouvait marcher des heures et des heures sans manger. Il respectait celui qui savait se faire respecter.

Et pour résumer, les buveurs d’anisette s’exclamaient, juste avant de débuter une partie de pétanque sous les platanes : « En fait, tu vois, c’est un « bougnoule » ! »

Marc n’avait pas envie de refaire l’Histoire, mais enfin ça l’emmerdait d’avoir été obligé de traîner ses rangers sur les pitons et de combattre avec succès des « katibas » FLN dans les djebels, d’autant que leur résistance était une réalité, et rien n’indiquait que le guerre était gagnée.

Depuis son retour à Marseille suivi d’un court séjour à l’hôpital militaire de Toulouse pour vertiges labyrinthiques dans le sens d’une aiguille d’un montre, l’ancien para avait enfin appris à dire non. C’était heureux ! Il avait appartenu trop longtemps à la génération du oui, qui l’avait fait rapidement déraper vers le « béni-oui-oui ». Oui aux parents. Oui aux éducateurs. Oui aux curés. Oui aux représentants de l’ordre. Oui aux élus. Oui aux administrations. Oui aux plus riches. Oui à l’armée… Oui !

Avec tant et tant de oui, il avait l’impression de n’avoir rien choisi, mais d’avoir laissé les autres choisir à sa place. En prime, comme le lui avait promis sa grand-mère Marie-Louise, l’armée n’avait pas oublié de le dresser. A l’époque, il ne lui avait rien répondu. On ne répondait pas à ses parents, et à plus forte raison à ses grands-parents.

Quant aux fameuses méthodes de dressage de l’armée, il regrettait de ne pas avoir pu en discuter avec sa bonne-maman, trop tôt disparue. Elle était décédée alors qu’il maintenait l’ordre de l’autre côté de la Méditerranée. Mais il devait bien admettre que le dressage se poursuivait tous les jours, pour tous, sans que nous y accordions la moindre importance, sans que nous nous rebellions.

Le « quinqua » ne peut pas s’empêcher de revoir son aïeule préférée dans le jardin potager, en tablier de grosse toile bleue sur sa robe noire à petites fleurs blanches, ses cheveux blancs ramenés en chignon sous son chapeau de paille à larges bords, l’obligeant à ramasser des haricots…

Une fois, elle l’avait puni pour avoir joué au docteur avec sa petite voisine Marie-Thérèse, aussi délurée que lui, très intéressés tous deux par leurs différences anatomiques. Surpris par la mère de la gamine qui l’avait aussitôt accusé d’être un petit voyou, alors que sa fille avait été la première à faire glisser sa culotte sur ses cuisses maigres.

Depuis Messaline, le sexe fort était et restait à la merci du sexe dit faible. D’ailleurs, sa grand-mère Marie-Louise qui connaissait Marie-Thérèse et lui trouvait même de la coquinerie dans l’œil, plutôt que de défendre son petit fils et de lui trouver des excuses, lui avait promis les flammes de l’enfer sous les fourches de diables à longue queue en s’exclamant : « L’armée te dressera ! »

Il ne lui avait rien répondu, ni demandé des explications, ni présenté des excuses car il n’avait pas enlevé la culotte à sa voisine.

Aujourd’hui, il aurait aimé expliquer à sa grand-mère qu’apprendre à dire non n’avait pas été facile.

Un acte commis à vingt ans vous poursuit comme votre ombre. C’est très dur d’apaiser sa mémoire.

Il y parvenait ! Alors, un verre de whisky à la main, il se disait souvent qu’il avait beaucoup de chance.

On leur avait dit et répété qu’ils ne faisaient pas la guerre, qu’ils participaient seulement à des opérations de maintien de l’ordre. Les politiciens, avec Guy Mollet en tête, s’étaient bien foutus de la gueule des jeunes Français appelés sous les drapeaux, puisque 30.000 d’entre eux y avaient laissé leur peau. C’était bien la guerre pourtant, avec en moyenne 230 morts par jour, mais les politiciens avaient l’art et la manière de se jouer du vocabulaire.

Certains bons apôtres de gauche parlaient aujourd’hui de la facture de la décolonisation. Ils se moquaient de qui ? De tous les jeunes morts pour rien, là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée ? Avoir fréquenté ainsi la mort brutale était en quelque sorte le lot de toute une génération, comme d’ailleurs celle des générations précédentes de ses grands-pères et de son père.

C’était l’Histoire de la France !

Et ce n’était pas parce que depuis près de quarante ans le Pays était en en paix, et ne pensait qu’à consommer, suivre toutes les modes, vivre au-dessus de ses moyens, que la guerre ne pouvait pas surgir au coin du bois et venir remettre tous les compteurs à zéro ? Dans les dîners en ville, ceux du vendredi soir que l’ancien officier refusait, personne ne pensait à la guerre. Les jeunes bourgeois faisaient admirer la nouvelle décoration de leur appartement, avec la cuisine intégrée, inauguraient leur piscine, proposaient leur jacuzzi.

Quant aux aventures, seules étaient racontées celles des couples qui se défaisaient pour en faire d’autres qui, bien entendu, ne manqueraient pas de se défaire. Leroy ne passait donc pas pour un optimiste. Il dérangeait en émettant trop de doutes sur la sérénité d’un avenir consumériste et au libéralisme à tout crin qui ne pouvaient laisser que des millions d’individus au bord de la route. Des individus piétinés qui, tordus de haine, ne chercheraient, un jour ou l’autre, qu’à se venger.

De ces soirées inutiles, l’ex-officier n’en retenait en général, avec beaucoup d’humour caustique, que les commentaires acides des femmes sur leurs amies absentes, tandis que les mecs abordaient la rubrique sportive, avec le golf qui commençait à les démanger pour des weekends entre copains.

Ce matin, dans le ciel du Larzac naviguent des nuages semblables à la Santa Maria, la Pinta et la Nina de Christophe Colomb. Devant la Clio, un camion tente désespérément de doubler deux autres camions. Les voitures ralentissent sur la voie de gauche. Le gros cul va-t-il y arriver ? L’élargissement des autoroutes est devenu nécessaire puisque d’année en année les trois voies se transforment en route nationale pour les automobiles.

On a beau parler et reparler de ferroutage dans les médias et les ministères, rien n’avance.

Il double une bétaillère qui transporte plusieurs vaches. Entre les ridelles du véhicule aux couleurs passées jaune et bleue et aux ailes froissées, trois quatre museaux luisants, les narines humides, parviennent à pointer le nez et à chercher de l’air frais ou à renifler l’odeur malsaine des abattoirs. Des animaux qui vont sûrement finir en tête de veau, sauce ravigote et qui n’auront pas la chance de mourir comme des braves au milieu de l’arène, quand le soleil de l’après-midi se partage avec sa moitié d’ombre. Ah ! la corrida !…

Que de repas écourtés et gâchés entre amis – souvent d’ailleurs en compagnie de convives qui n’en ont jamais vues – mais qui tonnent-ils ne supportent pas cette tradition sauvage et la vue du sang. Que de bêtises assénées par les uns, comme par les autres, que d’inepties répétées. L’officier garde en mémoire des souvenirs à décorner les bœufs et les beaufs, et n’arrive toujours pas à comprendre, que certains de mes bons amis parviennent à se mettre dans des états pareils, pour ce sacrifice, auquel personne ne leur a encore demandé d’adhérer, et à plus forte raison de participer. Souvent les apprentis aficionados, racontent des fadaises sur les toreros du moment, loin de la religion du toro et des puristes de la faena.

Finalement, il n’est ni pour, ni contre.

Il a assisté à plusieurs corridas, mais reste somme toute, un amateur littéraire des trois tercios, plus qu’un allumé alcoolisé à courir devant les toros dans les rues de Pampelune, lors de la San Firmin. De Montherlant à Hemingway sans oublier Jean Cau il a tout lu, même les articles de Jean Lacouture dans Le Monde…

Et puis merde ! Que fait-on pas sur le dos de l’animal ?

Certains ont édifié toute une industrie prospère et souhaitent l’imposer, afin de fourguer leur production : nourriture énergétique appropriée, soins de beauté, sans oublier la pharmacopée et le prêt-à-porter : babioles, fanfreluches et jouets… pour prendre des parts de marché supplémentaires, ils n’ont pas oublié de faire appel à une propagande tous azimuts en faveur de l’animal, de sa santé, de son confort, de son bonheur, avec des propagandistes de choix, souvent des personnalités connues, reconnues, aimées du public.

C’est bien ici, au cœur de ce Causse, que le nom du Larzac, il y a presque trente ans, a défrayé la chronique, quand la France avait décidé d’agrandir son camp militaire. Et dire, que sur ce Larzac, les habitants vivaient encore en autarcie, n’achetant en dehors des fermes que quelques vêtements, des outils de travail, du sel et des allumettes…

L’automobiliste n’oublie pas que le Guide Michelin de 1970 conseillait aux voyageurs de quitter sans regret ces paysages arides et monotones pour redescendre vers des vallées plus hospitalières…

Un conseil que les voitures qui vont et viennent, donnent l’impression de suivre à la lettre. Le nez collé aux vitres des automobiles, les voyageurs filent sur la route. Ils vont ou s’en retournent de la mer, en évoquant peut-être, quelques-uns des grands souvenirs de l’affaire ?…

Sur sa droite, Marc reconnaît la Ferme de l’Hôpital et ne peut s’empêcher, à la vue du paysage caussenard qui, soudain emplit le pare-brise, de repenser à la première fête des moissons en 1972 au Rajal del Gorp, à mi-chemin entre La Cavalerie et Millau, où deux champs devenus parkings accueillaient déjà des milliers de voitures.

A la nuit tombée, assis dans l’herbe ils ont écouté les orateurs et plus particulièrement le général La Bollardière, créateur des bérets rouges qui avait osé déclarer : « Aucun pays n’a de véritable défense nationale s’il n’a pas l’adhésion de l’ensemble de la population et surtout de sa jeunesse… »

La Bollardière avait été annoncé par ces paroles : « Et maintenant, voilà le général ! » Une bronca l’avait aussitôt accueilli. La foule ne supportait pas les grades militaires et le présentateur de la soirée avait eu alors beaucoup de mal à ajouter « De Bollardière » en s’empressant d’énumérer toutes les raisons qu’il y avait de le respecter puisqu’il avait démissionné de l’armée, après avoir été mis aux arrêts, pour avoir dénoncé la torture en Algérie. Marc et Françoise avaient applaudi.

Et si Marc avait eu son béret rouge dans sa poche, nul doute alors qu’il s’en serait coiffé. Ils avaient assisté peu après au tour de chant de Claude Marti l’Occitan, de Kirjuhel le Breton et de Colette Magny.

En passant devant la Jasse, cette vieille bergerie restaurée, temple de opposants au camp militaire, devenue musée où est exposé le pays et son histoire, tour en proposant à la vente des produits du terroir, lui revient en mémoire le souvenir d’un ami des Compagnons de l’Arche, ou d’un compagnon de lutte racontant à qui le souhaitait cette longue bataille pacifique. Dates et faits étaient cités pêle-mêle, entrecoupés de grands éclats de rires par des touristes qui se souvenaient et buvaient frais sous le toit de lauzes, où étaient venus François Mitterrand, l’écolo René Dumont, Jean-Marie Tjibaou, Jack Lang, Michel Rocard. Des artistes, de Galabru à Miguel Estrella. Des écrivains aussi…

Ces gauchistes d’alors, étaient devenus PDG , journalistes de télé, politiciens et s’approchaient eux aussi de l’âge de la retraite. Pour cause d’infarctus ils ne fumaient plus le cigare. Parfois, un ancien des grandes manifestations, ex-hippie chevelu, publicitaire parisien, reconverti durant quelques années dans l’élevage de chèvres en Lozère et en communauté, mais revenu à la communication, racontait son aventure personnelle, vécue au milieu de 100.000 personnes, à deux pas de là, au Rajal del Gorp, au cours de l’été 1974, en essayant vainement de camoufler sa calvitie naissante devant une bière sans alcool, tandis que sa compagne, très N.A.P. (Neuilly – Auteuil – Passy) s’exclamait en faisant tinter ses bracelets : « C’est donc, pour ce tas de cailloux qu’on s’est tant battu ici !… », juste avant de lire sur un grand panneau accroché au mur de la bergerie : « Ici, l’être humain ne peut pas faire comme si le monde lui appartenait. Un paysage aussi vaste, rend humble. C’est un des lieux où nous avons le sentiment de toucher à la fois au commencement et à la fin des choses. »

Un agriculteur avait souligné sur ce même tableau : « Le paysan se marie avec sa terre ! Bien sûr ici la mariée est plutôt maigrichonne, la dot pas très épaisse, mais on est là, pour l’engraisser !… »

Le lendemain matin de cette Fête des Moissons Marc avait rencontré par hasard un chevelu à la barbe fournie qui, rapidement, lui avait fait penser à un ancien officier de parachutistes, un lieutenant qu’il avait croisé en opération avant la bataille d’Alger. Accompagné de deux gauchistes, plus jeunes que lui, dont le fils du directeur d’un grand journal parisien, ils avaient parlé du Président Georges Pompidou, originaire du Cantal, qui élevait des moutons à Cajarc dans le Lot.

Ils avaient aussi disserté sur les barricades de Mai 68 et de leur action dans la Révolution à Saint Germain-des-Près, de la prise de la Sorbonne, de Cohn Bendit et de bien d’autres…

Ils étaient assis sur des bottes de fourrage et buvaient du vin rouge en tirant sur un joint. Le barbu était bien un ancien officier parachutiste, lieutenant en Algérie devenu Commandant de Renseignements de l’Armée, en mission sur le Larzac pour le compte des ministères des Armées et de l’Intérieur.

Une heure plus tard, le commandant Rieu expliquait à sen frère d’arme que le gouvernement ne voulait plus faire les frais d’une nouvelle chienlit parisienne et estudiantine. Le plateau du Larzac, avec son camp militaire et son unique route, avait été choisi comme terrain de jeux, pour tous les gauchistes en mal de révolution…

En riant il avait précisé. « J’aurais bien voulu les voir dans l’Aurès, tous ces petits merdeux de fils à papa qui s’ennuient le dimanche et tous les jours de la semaine, et qui se la jouent à la Che Guevara ! »

Marc en avait déduit à tort ou à raison que l’agrandissement du camp militaire était un coup de bluff qui offrait la possibilité au gouvernement de se débarrasser des contestataires en les expédiant en colonies de vacances à la campagne au milieu des moutons où ils allaient pouvoir mettre en pratique leurs utopies de vie en communauté, d’écologie sous le vocable de : « Faites l’amour pas la guerre… » et sans faire brûler de voitures rue Gay Lussac, ni sans dresser des barricades pour lancer des pavés sur la gueule des forces de l’ordre ! 

« Leroy, tu peux me croire. Pour baiser, ils baisent !  Mais pour le reste, ils sont aussi fumeux qu’à Paris. Et ici, ils commencent à emmerder les paysans qui croient avoir à faire à de nouveaux martiens sans soucoupes volantes… mais avec des 2 C.V. et des combicars fleuris de marguerites… »

Intrigué, Marc lui avait alors demandé, quel était son rôle ?

Et l’autre de lui répondre sèchement : « Celui de tout officier de renseignements, avec en prime celui d’agitateur ! Par exemple, c’est moi, qui ait fait sauter la ferme du Puech. Un attentat qui a fait les gros titres de toute la presse. Ma mission est de souffler sur les braises ».

A cette époque, les jeunes français avaient gardés depuis 1968 le goût de la contestation contre le nucléaire, pour le désarmement et pour l’environnement, rejoignant en cela une vague de fond européenne dont les minorités gauchisantes, par l’intermédiaire de commandos formés dans les camps du Moyen-Orient et de certains pays de l’Est, tentaient de déstabiliser la société par coups de main, d’où la violence n’était pas exclue.

Cette contestation ramenée au ras des pâquerettes voyait aussi les prostituées des grandes villes envahir les cathédrales avec la bénédiction de jeunes prêtres, touchés par la grâce de l’Est, et déjà en cols Mao. Le pays avait mal à ses traditions. L’état, l’Armée, l’Eglise étaient bousculés, par la jeunesse, moins politisée, en blue-jeans et chemises à fleurs, le cheveu long, retenu par un bandeau de couleur vive, ou de perles multicolores, qui refusait la société de consommation, et rêvait de musique planante, en tirant sur « un joint », nouveau calumet de la paix.

Une jeunesse qui avait tout abandonné, en prenant le volant de « deuches » marguerites, pour s’agréger en communautés chaleureuses et permissives, dans des trous perdus, au fin fond des provinces, en compagnie de quelques chèvres, et au no de slogan fameux de : « Faites l’amour, pas la guerre !… », alors qu’un troisième groupe, celui des femmes, commençait à bouger en réclamant le droit à l’enfantement, aux cris de : « Rendez-nous nos ventres ! »

Ces idées nouvelles étaient parvenues jusque dans la France profonde, par l’intermédiaire de la télévision, mais elles amusaient au même titre qu’Intervilles, par Guy Lux ou Léon Zitrone interposés.

Dans les campagnes, les traditions tenaient le choc.

Certains prêtres portaient encore la soutane, les adolescents obéissaient à leurs parents, les prostituées étaient quasi inexistantes, les syndicats, mis à part la F.N.S.E.A.(Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) étaient en panne d’adhérents, et aux slogans colportés, comme des marques de lessive, nombreux étaient ceux qui répondaient par : « Famille, Travail, Religion !… Quant à la politique, c’était sale. Mieux valait ne pas y toucher.

On votait pourtant, mais à droite généralement, et c’était le père de famille qui, bien souvent, après avoir demandé conseil au curé de la paroisse, décidait pour tous, du bulletin à glisser dans l’urne électoral…

(À SUIVRE…)